Ces dernières années, une nouvelle image du couple musulman a émergé sur les réseaux sociaux marocains : pieux, complice, amoureux, aligné avec les principes de l’islam. Ces jeunes mariés prient ensemble, partent en lune de miel à La Mecque, publient des citations spirituelles sous leurs selfies et revendiquent haut et fort un "amour halal" – pur, licite, béni.
Derrière cette mise en scène d’une vie conjugale religieuse et épanouie, un véritable phénomène social prend forme. Admiré par certains, critiqué par d’autres, il révèle les nouvelles aspirations d’une jeunesse musulmane moderne, mais aussi les tensions profondes autour des normes sociales, des rôles genrés et de la pression de la perfection religieuse.
Ce nouveau modèle du couple musulman repose sur une idée simple : on peut s’aimer profondément tout en respectant les lois de l’islam.
Ces couples revendiquent un amour basé sur la foi, la pudeur, la prière et la complicité spirituelle. Ils se montrent main dans la main devant la Kaaba, récitant des versets ensemble, habillés modestement mais avec goût. Pour beaucoup, ces images sont inspirantes : elles redonnent une image noble et moderne du mariage religieux, loin des stéréotypes. Certains comptes cumulent des dizaines de milliers de followers, et transforment leur relation en véritable lifestyle islamique.
Mais cette visibilité soulève aussi des questions profondes. À quel moment la foi devient-elle spectacle ? Prier à deux, c’est magnifique – mais filmer ce moment pour Instagram, est-ce encore sincère ? Les critiques se multiplient face à cette spiritualité mise en scène, souvent très esthétique, très calibrée, et parfois monétisée via des partenariats commerciaux.
Certains dénoncent une forme d’"ostentation religieuse", contraire aux valeurs d’humilité prônées dans l’islam. D'autres y voient un modèle irréaliste, qui peut culpabiliser ceux qui ne vivent pas ce genre d’amour, ou dont le mariage est plus complexe, plus discret, ou moins "instagrammable".
Ce modèle du couple parfait — pieux, heureux, assorti — crée aussi une pression sociale énorme, en particulier sur les jeunes femmes. Car l’épouse idéale présentée sur ces comptes est souvent :
Les féministes marocaines critiquent cette image qu’elles jugent oppressante et irréaliste. Pour elles, ces couples ne font que reproduire des rôles genrés traditionnels, sous un vernis moderne et religieux.
La femme reste enfermée dans une vision idéalisée de l’épouse pieuse, douce et silencieuse, pendant que l’homme est valorisé en tant que guide spirituel et protecteur.
"C’est une version Instagram-friendly du patriarcat religieux", dénonce une militante sur X (ex-Twitter).
Cependant, toutes les voix féministes ne rejettent pas complètement ce phénomène.
Certaines femmes musulmanes y voient une forme de réappropriation positive : pour elles, prier avec son mari, partir ensemble en pèlerinage, construire un foyer basé sur la foi et l’amour sincère n’est pas forcément contradictoire avec l’autonomie ou l’égalité. Elles rappellent que dans l’histoire de l’islam, des femmes étaient savantes, commerçantes, spirituelles et actrices de leur destin. À condition que le choix soit libre et conscient, l’amour halal peut aussi être un espace de puissance et non de soumission.
"Ce n’est pas la foi qui est oppressive. C’est l’utilisation sociale qu’on en fait", explique une chercheuse en études islamiques.
Le Maroc n’est pas homogène : entre les jeunes des grandes villes, les zones rurales, les classes populaires ou bourgeoises, la perception de ce phénomène varie énormément. Certains y voient un retour aux vraies valeurs, d’autres une modernisation hypocrite de normes conservatrices, et d’autres encore, une simple tendance passagère portée par les réseaux sociaux.
Ce qui est sûr, c’est que cette visibilité des couples "halal" questionne profondément la société :
L’amour halal tel qu’il est mis en scène en ligne est à la fois beau, inspirant, dérangeant et clivant. Il reflète le besoin profond de sens, de stabilité et de spiritualité chez une partie de la jeunesse marocaine. Mais il expose aussi les dérives possibles d’une société obsédée par l’image, la perfection et la validation sociale.
À l’heure où le couple devient un produit à consommer sur Instagram, peut-être est-il temps de redonner à l’intimité, à la sincérité, et à l’imperfection la place qu’elles méritent.