Dans Stasis (2013), film expérimental de l’artiste belge Ruben Bellinkx, tout semble suspendu : le temps, le souffle, la parole. Douze minutes de silence tendu, où un groupe d’hommes en costumes sombres, agenouillés dans une pièce obscure, soutiennent une table… avec leur bouche. Cette image, aussi absurde qu’hypnotique, déploie une charge métaphorique dense, à la croisée du rituel, de la sculpture vivante et de la critique politique.
Le dispositif de Bellinkx est d’une rigueur implacable. Aucun dialogue, aucun son. Seules les images racontent cette étrange chorégraphie, où des corps humains deviennent des éléments structurels. Le mobilier n’est plus accessoire : il est central, presque sacralisé. Les hommes, eux, ne sont plus sujets, mais objets de maintien, supports fonctionnels d’un équilibre fragile.
L’esthétique rappelle l’iconographie sacrée autant que certaines installations de performance contemporaine, comme celles de Marina Abramović ou Santiago Sierra. Mais ici, le sacré est vidé de transcendance. Il ne reste qu’un effort collectif, absurde, nécessaire et cruel.
Ce silence, précisément, est éloquent. En retenant la table entre leurs dents, les hommes s’interdisent toute parole. Ce mutisme forcé devient métaphore de la censure, de l’autocensure, et plus largement du prix à payer pour appartenir à une structure : se taire, se soumettre, porter.
La charge politique est d’autant plus forte que cette table ne repose pas sur la parole, sur la négociation, ni sur le contrat social — mais sur la performance muette d’un effort synchronisé, qui annihile toute possibilité de contestation.
On pense aux bureaucraties kafkaïennes, aux hiérarchies corporatistes, aux régimes autoritaires où chacun, en jouant son rôle, perpétue l’immobilisme du système. Stasis, littéralement, désigne en grec ancien un conflit bloqué, un équilibre instable entre forces opposées. Le film devient ainsi une allégorie glaçante des sociétés modernes engluées dans leurs propres contradictions.
L’un des aspects les plus frappants du film est la manière dont le mobilier devient une extension du pouvoir : cette table, que l’on imagine volontiers comme table de négociation, de conseil ou de banquet, est ici totalement vidée de sa fonction symbolique habituelle. Elle devient un fardeau, un autel profane que l’on porte sans fin.
La construction pyramidale progressive — sans effets spéciaux, avec de véritables supports physiques et humains — accentue encore cette sensation de verticalité oppressante, où les corps s’empilent, se soutiennent, s’annulent. Le pouvoir devient ici gravité, et la gravité, pouvoir.
Ce que Bellinkx met en scène, au fond, c’est un rituel contemporain d’aliénation. Les costumes identiques, les gestes millimétrés, l’absence totale d’individualité ou d’émotion construisent une atmosphère de cérémonie post-moderne, où l’humain est relégué au rang de rouage. Les visages tendus, les mâchoires contractées, la difficulté à respirer — tout indique une tension latente, une violence contenue.
On ne sait pas pourquoi ces hommes agissent ainsi. Il n’y a ni début, ni fin, ni but explicite. Cette opacité est précisément ce qui rend le film si puissant : il pourrait s’agir d’un rituel d’entreprise, d’un culte absurde, ou de la simple image de notre époque, figée dans ses propres systèmes de contrôle.
Dans un monde saturé de flux, d’agitation et de mots, Stasis impose une forme de résistance par l’immobilité. Mais cette stase n’est ni paix ni apaisement : elle est le symptôme d’une fatigue structurelle, d’un équilibre précaire maintenu au prix d’un effort collectif déshumanisant.
Ce film est une métaphore politique silencieuse, mais brutale : il interroge notre rôle dans les systèmes que nous servons — qu’ils soient économiques, sociaux ou idéologiques. Sommes-nous encore capables de lâcher la table, de parler, de bouger ? Ou sommes-nous condamnés à rester là, la mâchoire serrée, soutenant un monde dont nous avons oublié la raison d’être ?
Ruben Bellinkx, en refusant l’explication et le confort narratif, nous pousse à regarder autrement. Stasis n’est pas un film à comprendre, mais un film à endurer — comme une tension intérieure qui nous confronte à notre propre place dans la mécanique du pouvoir.